LaToya Ruby Frazier, 'Et des terrils un arbre s'élèvera', MAC's

Que sait-on de Latoya Ruby Frazier? Les plus avertis me diront qu'elle est la lauréate du prestigieux Genius Grant ("bourse des génies") de la Fondation MacArthur en 2015 et du prix de la Gordon Parks Foundation en 2016... Pour en savoir plus et découvrir le travail de la photographe et vidéaste afro-américaine, l'exposition Et des terrils un arbre s'élèvera s'impose. Une visite au Grand-Hornu permet non seulement de découvrir une partie du corpus de projets de l'artiste mais aussi de voir l’aboutissement du travail documentaire qu'elle a effectué dans le Borinage pendant sa résidence au MAC's (Musée des Arts Contemporains de la Fédération Wallonie-Bruxelles).

LaToya Ruby Frazier est née à Braddock, une banlieue ouvrière de Pittsburgh en Pennsylvanie, en 1982. Sa ville natale est le berceau de la première aciérie ouverte par l'industriel Andrew Carnegie (la Edgar Thomson Steel Works, 1872). Elle a grandi dans une famille ouvrière, à l'ombre de l'usine sidérurgique alors que la "guerre contre la drogue" (War on Drugs) de l'ère Reagan battait son plein dans les quartiers noirs de la ville. Comme en témoigne la "rétrospective" du MAC's, le lieu et le vécu de l'artiste inspirent son travail et ses thématiques. Ses photographies, vidéos et performances dénoncent les problèmes systémiques (politiques, économiques, sociaux, environnementaux) qui gangrènent nos sociétés post-industrielles et l'impact brutal qu'ils ont sur les communautés en première ligne.

LaToya Ruby Frazier, Un morceau de pyrite dans la main d’Ali, Hensies, Borinage, 13 décembre 2016, de la série Et des terrils un arbre s’élèvera, 2016-2017 © Collection MAC’s.

LaToya Ruby Frazier, Un morceau de pyrite dans la main d’Ali, Hensies, Borinage, 13 décembre 2016, de la série Et des terrils un arbre s’élèvera, 2016-2017 © Collection MAC’s.

Une installation de photographies imprimées sur toile denim (Pier 54 : Human Right to Passage (2014)) et la vidéo LaToya Ruby Frazier Takes on Levi’s (2011) ouvrent le parcours. Le projet Pier 54 permet à Frazier de souligner l’importance de perpétuer le souvenir des immigrants d’Ellis Island et la vidéo documente une performance qu'elle a réalisée en réponse à l'instrumentalisation de sa ville natale par la marque de jeans Levis en 2009. Ces œuvres militantes donnent le ton au reste de l’exposition et introduisent la démarche de cette artiste qui, à l'instar du photographe afro-américain Gordon Parks dont elle se revendique, se sert de son appareil photo comme d’une "arme contre la pauvreté, contre le racisme, contre toutes les injustices".

LaToya Ruby Frazier prend ses premières photographies à l’âge de seize ans et la deuxième salle nous permet de découvrir The Notion of Family (2001-2014), la série de clichés en noir et blanc qui documente douze années du quotidien de sa famille et met en lumière l'histoire jusque là passée sous silence de la communauté afro-américaine de cette ancienne ville industrielle. Ce projet de grande ampleur a été concrétisé en collaboration avec sa mère et, bien que les moyens pour le mener à terme aient été limités, le résultat est percutant et évocateur. Un matelas redressé contre le mur d’une chambre devient le fond d’un studio photo improvisé (Mom and Me, 2005), le rapport fusionnel mère/fille est exploré par le biais de la superposition de leurs deux visages (Momme, 2008) ou encore par un jeu de silhouettes (Momme Silhouettes, 2010).

L’artiste nous montre les effets de l’environnement sur leur santé, la maladie qui les ronge et les stigmates qu’elle laisse sur leurs corps dans les vidéos Detox (Braddock U.P.M.C.), 2011 et Self Portrait (United States Steel), 2010. La violence de son histoire familiale entrecroise celle plus large de la municipalité de Braddock et les portraits des membres de sa famille avoisinent les prises de vues qui figent le délabrement des paysages industriels minés par la misère sociale. En racontant l'intimité de trois générations de femmes (celle de sa grand-mère, de sa mère et la sienne), elle retrace l’histoire de Braddock, une ville jadis prospère de la "Rust Belt" (la "ceinture de la rouille") qui s'est progressivement dépeuplée, frappée de plein fouet par la désindustrialisation, le chômage et la pollution de l'environnement.

Dans Campaign for Braddock Hospital (Save Our Community Hospital) (2011), LaToya Ruby Frazier dénonce la fermeture de l’hôpital de Braddock et s’attaque au cynisme de la marque Levi’s qui a scenographié une série de clichés publicitaires dans sa ville. Elle surimpose une citation de Martin Luther King sur une image issue de la campagne Levi’s et nous invite à décoder à notre tour les messages véhiculés par les médias et à exercer notre esprit critique…

LaToya Ruby Frazier : Et des terrils un arbre s'élèvera - View of the show © MAC's © Photo: Ph. De Gobert

LaToya Ruby Frazier : Et des terrils un arbre s'élèvera - View of the show © MAC's © Photo: Ph. De Gobert

LaToya Ruby Frazier, Et des terrils un arbre s'élèvera - Vue de l'exposition

LaToya Ruby Frazier, Et des terrils un arbre s'élèvera - Vue de l'exposition

La dernière partie du parcours porte sur le projet que l’artiste a réalisé lors de ses trois semaines de résidence au MAC’s. Ce travail, intitulé Et des terrils un arbre s’élèvera, documente ses rencontres avec d’anciens mineurs et leurs familles et illustre, par le biais de vues aériennes, de clichés d’habitation ou de ruines industrielles, le déclin économique de la région. A l’instar du projet The Notion of Family, cette série fait émerger, à partir d’histoires individuelles, l’histoire collective du bassin minier. Les immigrés italiens venus travailler au pays des mines en quête d’une vie meilleure (et rejoints ensuite par d’autres vagues d’immigration) racontent leur vécu, celui de leurs parents, voire de leurs grand-parents et LaToya Ruby Frazier a mis un point d'honneur, et ce malgré le barrage de la langue, à patiemment retranscrire à la main leurs témoignages en dessous des images posées sur des supports. Les personnes qu’elle immortalise regardent droit dans la caméra et la complicité que l’artiste a réussi à tisser avec elles est palpable. Elle a travaillé en étroite collaboration avec Bruno Robbes, un artisan local, spécialiste de la photolithographie, et le rendu grisâtre des images qu’elle imprime sur nos rétines rappelle le voile laissé par la poussière de charbon… L’exposition de la série sur le site du Grand-Hornu, un ancien complexe industriel de charbonnages reconverti en musée d’art contemporain, ajoute une dimension symbolique aux témoignages recueillis.

LaToya Ruby Frazier, Et des terrils un arbre s'élèvera - Vue de l'exposition © MAC's © Photo: Ph. De Gobert

LaToya Ruby Frazier, Et des terrils un arbre s'élèvera - Vue de l'exposition © MAC's © Photo: Ph. De Gobert

LaToya Ruby Frazier, Flénu, Borinage, 16 octobre 2016 © LaToya Ruby Frazier

LaToya Ruby Frazier, Flénu, Borinage, 16 octobre 2016 © LaToya Ruby Frazier

L’artiste résume bien sa démarche lorsqu’elle dit: "afin de mettre en évidence les préjugés et les angles morts qui persistent au sein de notre culture et de notre société, nous devons inscrire les reportages dans la durée. C'est un problème racial et de classe qui nous affecte tous. Ce n’est pas un problème noir, c’est un problème américain, un problème global. Braddock est partout."

Par ses photographies, ses vidéos et ses performances, Latoya Ruby Frazier amplifie les récits marginalisés des communautés sur lesquelles elle se penche et leur rend hommage en écrivant leur histoire "de l'intérieur". Ce travail sur la mémoire est non seulement pertinent mais aussi intéressant et les images engagées et militantes ont le mérite de nous faire entendre des voix trop souvent oubliées.

 

Et des terrils un arbre s'élèvera, LaToya Ruby Frazier, MAC's (Musée des Arts Contemporains de la Fédération Wallonie-Bruxelles - Site du Grand-Hornu), Rue Sainte-Louise 82, 7301 Boussu, Belgique. Jusqu'au 21 Mai 2017.

Copyright © 2017, Zoé Schreiber