Matt Mullican, 'Representing The Work', MAC's

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Matt Mullican est mis à l’honneur dans une vaste rétrospective au Mac’s Grand Hornu. Né en Californie en 1951, il débute sa carrière artistique à la fin des années 70 et fait partie de la génération d’artistes dits de la “Pictures Génération” en référence à l’exposition Pictures organisée à New York en 1977 par le critique d’art Douglas Crimp. Cette exposition manifeste donna naissance au concept d’appropriationnisme dans l’art. Intitulée Representing The Work, la rétrospective proposée par le MAC’s réunit près de 1500 œuvres et offre un panorama de la pratique artistique à la fois foisonnante, encyclopédique, obsessionnelle, dense et ardue de l’artiste. Le parcours embrasse l'architecture du lieu et nous transporte de ses débuts à CalArts, où il étudie avec John Baldessari, à sa récente exposition au Hangar Bicocca à Milan. 

A l’instar de Cindy Sherman, Robert Longo, Jenny Holzer, Louise Lawler ou Richard Prince pour ne citer qu’eux, Matt Mullican “s’approprie” et réutilise des symboles de la culture populaire pour représenter le monde et interroger le réel. Il utilise la signalétique qui structure le paysage urbain et s’intéresse au pouvoir de suggestion des images. Il part du postulat que les images ne se résument pas à leurs seules propriétés matérielles et physiques mais qu’elles sont également mentales et ont la faculté de susciter des émotions. Il remet ainsi en question l’opposition entre réalité objective et réalité subjective pour démontrer que la réalité est somme toute une construction de notre imagination. Son travail se présente comme un jeu de signes et de références et le parcours s’apparente à un jeu de piste à décrypter.

Matt Mullican, ‘Representing The Work‘, MAC’S

Matt Mullican, ‘Representing The Work‘, MAC’S

Matt Mullican observe le monde qui l’entoure et essaye de le comprendre en s’appuyant tant sur le dessin, la peinture et la sculpture que sur la vidéo, l’installation et la performance. La perception, la subjectivité et la façon dont on reçoit et on assimile l’information visuelle sont des thèmes qui l’interpellent. Fasciné par la cosmologie, il invente sa propre taxinomie et met au point un système graphique composé de pictogrammes, de schémas, d’annotations qui lui permet de répertorier une multitude d’images, d’objets, de signes et de mots. Son processus consiste à compiler une véritable banque de données qu’il classifie et présente ensuite sous forme d’installations sculpturales, de dessins, de gravures, de photographies... 

Sa cartographie se décline en cinq couleurs, qui correspondent chacune à un registre différent. Dans le travail de Matt Mullican, le vert évoque la nature, le bleu symbolise la vie quotidienne, le jaune l’art tandis que le noir représente le langage et le rouge recouvre ce qui à trait à la subjectivité et à la spiritualité. “Tout ce que je dois cataloguer se trouve en réalité là où je vis. Quand je dis “où je vis”, je parle autant du monde physique que du monde psychologique” explique l’artiste.

En anglais, le mot “representing” signifie à la fois représenter et présenter à nouveau. L’intitulé s’inspire d’une installation éponyme dans laquelle Matt Mullican déplie, façon “boite en valise” de Marcel Duchamp, l’ensemble de son travail sur une soixantaine de draps de lit. Sur lesdits draps, il a reproduit, à la manière de planches iconographiques, l’ensemble de ses oeuvres et collé des photos de ses performances. Ce dispositif rappelle une frise chronologique et lui permet de transporter et de montrer facilement et à moindre coût l’ensemble de son oeuvre. La boite de transport est d’ailleurs exposée et certaines des œuvres représentées figurent dans l’exposition.

La visite permet de découvrir The MIT Project (1990-2020), une installation dans laquelle il déploie littéralement son univers dans l’espace d’exposition. Le visiteur se promène autour d’une maquette architecturale, divisée en différents couloirs et sections, dans laquelle sont disposés des objets éclectiques selon les codes chromatiques qui caractérisent son oeuvre. On y trouve des téléviseurs, des cartes postales, des appareils photos, des croquis mais aussi une vingtaine de bois de cerfs… Exposés dans une salle adjacente, ses dessins tirés de ses nombreux carnets de croquis, illustrent et synthétisent des thématiques métaphysiques et existentielles telles la religion, la vie ou la mort. 

Son besoin de rationaliser et de classifier l’information coexiste avec une volonté de lâcher prise. Dans ses performances sous hypnose, l’autre versant de sa pratique artistique et dont quelques enregistrements vidéo sont présentés au sous-sol, Matt Mullican se glisse dans la peau de son alter-ego “That Person”. Plongé dans un état second, parfois proche de l’hystérie, il exécute des tâches à priori banales comme manger, chanter, dessiner, parler, boire, marcher… L’expérience, qu’il décline à foison depuis les années 70, lui permet d’explorer son inconscient et de tester les limites entre réalité objective, expérience subjective et monde imaginaire.

Matt Mullican, ‘Representing The Work‘, MAC’S

Matt Mullican, ‘Representing The Work‘, MAC’S

The Meaning of Things (2014), une compilation de plus de 600 collages présentée plus loin dans l’exposition, combine des images tirées d’internet avec des dessins réalisés sous hypnose.

The Meaning of Things (2014)

The Meaning of Things (2014)

L’artiste a également recours au frottage, une technique utilisée par Max Ernst et les surréalistes qui permet d’obtenir une impression en frottant un crayon ou un bâton de pastel sur une surface plane en dessous de laquelle est placé un objet ou une texture en relief. Dans sa série Yellow Monster (2017-2018), il imprime des compilations d’images glanées sur internet sur des toiles au fond jaune et y superpose des pictogrammes obtenus par ledit frottage et qui rappellent le cadre dans le viseur d’un appareil photo. 

Matt Mullican, ‘Representing The Work‘, MAC’S

Matt Mullican, ‘Representing The Work‘, MAC’S

Le parcours culmine avec une installation monumentale, le Berlin Studio Rubbing Archive (2012-2020). Des frottages en noir et blanc enveloppent la dernière salle, des signes, des schémas se mêlent à des mots et des extraits de bande dessinée… Denis Gielen, commissaire de l’exposition, résume bien la démarche de l’artiste quand il dit qu’“en somme, chaque projet devient pour [Matt Mullican] l’occasion d’expérimenter les effets du matériel de communication sur le sens de ces signes.”

Matt Mullican, ‘Representing The Work‘, MAC’S

Matt Mullican, ‘Representing The Work‘, MAC’S

Matt Mullican, Representing The Work, MAC's (Musée des Arts Contemporains de la Fédération Wallonie-Bruxelles - Site du Grand Hornu), Rue Sainte-Louise 82, 7301 Boussu, Belgique. Jusqu'au 18 octobre 2020. 

NB: Suivant les mesures prises par le gouvernement pour lutter contre l’épidémie du Covid-19, le site du Grand-Hornu (et ce compris le CID - Centre d’Innovation et de Design, le MAC’S - Musée des Arts Contemporains de la Fédération Wallonie-Bruxelles et le restaurant Rizom) suspend ses activités (animations et expositions) jusqu’au vendredi 3 avril inclus.

Copyright © 2020, Zoé Schreiber

Enrique Ramírez, 'Barco', Galerie Michel Rein

Enrique Ramírez, Le grand bleu lointain, 2018, néon, 295 x 350 cm, édition de 3 ex + 2 AP. Courtesy the artist and Michel Rein, Paris/Brussels

Enrique Ramírez, Le grand bleu lointain, 2018, néon, 295 x 350 cm, édition de 3 ex + 2 AP. Courtesy the artist and Michel Rein, Paris/Brussels

L’espace de la galerie Michel Rein baigne dans une lumière bleutée. Une fois le seuil franchi, une barque en néon nous invite à prendre le large et immerge le visiteur dans une ambiance à la fois étrange et feutrée. L’effet visuel est d’autant plus hypnotisant à la tombée de la nuit… Dessiné au néon d’un trait naïf et enfantin, Barco, le bateau, vogue sur l’un des murs et donne le titre à l’exposition d’Enrique Ramírez, artiste chilien nominé au prix Marcel Duchamp 2020.

L’accrochage explore la thématique du voyage et convoque en filigrane l’histoire politique et sociale du Chili. Si dans ses oeuvres précédentes, Enrique Ramírez centrait son travail sur la mer comme métaphore pour penser l’exil et la mémoire, dans Barco son objectif se resserre autour de la symbolique du bateau.

Embarcation onirique par définition, le bateau est omniprésent et, s’il incarne l’invitation au voyage, la promesse d’une aventure ou d’un nouveau départ, il est aussi synonyme de tempête, d’instabilité, voire de naufrage… Enrique Ramírez joue sur cette polysémie et nous livre des impressions pointillistes qui font toutes allusion à la réalité de l’exil et au climat d’incertitude politique et économique qui caractérise son pays d’origine.

Né à Santiago en 1979, Enrique Ramírez y étudie la musique et le cinéma avant d’intégrer Le Fresnoy - Studio National des Arts Contemporains à Tourcoing en France. En 2014, il remporte le prix Découverte des Amis du Palais de Tokyo et participe à la Biennale de Venise en 2017.

Sa fascination pour l’univers marin s’explique tant par son vécu et son histoire personnelle que par la géographie atypique du Chili. Son père est fabricant de voiles pour bateau, un savoir-faire auquel le plasticien fait référence dans sa pratique artistique et notamment dans la vidéo Mar, la fin prévue (2019), que l’on peut découvrir dans le cadre de l’exposition. Enrique Ramírez filme en gros plan sur un fond noir une bobine pour machine à coudre blanche. Le fil se déroule et, avec lui, le mot “mar” (mer), inscrit au feutre indélébile, s’efface progressivement… La vidéo évoque l’atmosphère d’un atelier de confection mais nous parle également du lien à la mer, inscrit au plus profond de la psyché chilienne.

“J’ai besoin de la mer car elle est ma leçon”, écrivait le célèbre poète chilien Pablo Neruda. Avec ses plus de 4000 km de zones côtières, le Chili est un pays longiligne niché entre l’Océan Pacifique et la cordillère des Andes. En raison de l’éloignement géographique, rares étaient les chiliens qui prenaient volontairement la mer. Ils s’exilèrent massivement (plus de 200 000 sur les dix millions que comptait le pays), contraints et forcés, pour des raisons politiques au lendemain du coup d’état militaire de 1973. A l’instar de son compatriote, le cinéaste Patricio Guzmán, Enrique Ramírez s’évertue à raconter dans son travail “une histoire méconnue du Chili, presque effacée” et n’hésite pas à faire référence à la mémoire de l’eau qui a servi de sépulture aux corps des dissidents jetés à la mer sous la dictature du général Pinochet.

Enrique Ramírez, Los hechos reales (Les faits réels), 2016. Image courtesy the artist and Galerie Michel Rein

Enrique Ramírez, Los hechos reales (Les faits réels), 2016. Image courtesy the artist and Galerie Michel Rein

Dans le triptyque intitulé Los hechos reales (Les faits réels), il juxtapose, façon montage cinématographique, trois images et rappelle à notre souvenir les tristement célèbres zoos humains et le sort réservé aux populations autochtones du Chili. Au centre, une image d’archive documente un fait historique: en 1889, neuf indiens Kawesqar (habitants de la Terre de Feu, île de l’extrême Sud du Chili et de l’Argentine) sont arrachés contre leur gré à leur terre par l’entrepreneur Maurice Maître. La photographie, prise au Jardin d’acclimatation de Paris où ils ont été exhibés comme des “sauvages”, raconte le rapport de force et la violence du regard colonial. Seuls quelques-uns des fuégiens ont survécu à cette migration forcée et la photo de droite est celle de l’une de leurs descendantes. La femme est face à la mer, dos à la camera et elle regarde au loin vers l’horizon. Le cliché commémore le rapatriement des restes humains des cinq Kawesqars “conservés” jusqu’en 2010 dans les collections du département d’anthropologie de l’université de Zurich. La photo de gauche quant à elle montre une main brandissant, tel un talisman, une pierre dont la forme suggère celle du continent sud-américain. En faisant le pont entre le passé et le présent, ce triptyque évoque le combat que mènent encore à ce jour les populations indigènes pour obtenir la reconnaissance de leurs droits et la restitution de leurs terres ancestrales.

Enrique Ramírez nous donne à voir son Amérique latine sous la forme d'un récipient d'eau douce qui, tel un radeau navigue symboliquement sur un fond de couleur rouge, couleur de feu et de sang, couleur de vie et de mort... Le continent sud-américain, dont les façades maritimes sont ouvertes tant sur l'océan Pacifique que sur l'océan Atlantique, recèle 27% des ressources d'eau douce de la planète et est une “arche de Noé de la biodiversité” qu'il faut à tout prix protéger. Au mur, l’ébauche d’un paysage imaginaire réalisé à partir de morceaux de tissus, d’un flotteur de pêche et d’une plaque de cuivre, l’or rouge de l’économie chilienne.

Enfin, dans A la recherche du vent perdu sur bateau n°2 (2018), l’artiste joue sur deux registres en représentant à la fois une bouteille que l’on se plait à imaginer à la mer et un voilier en bouteille au dessus duquel flotte un drapeau, une allégorie du monde d’aujourd’hui perpétuellement en quête de sens.

L’exposition Barco permet à Enrique Ramírez d’explorer une nouvelle fois les thématiques qui lui sont chères et de se pencher de manière sensible et symbolique sur les enjeux et les défis idéologiques, politiques et sociétaux du XXIème siècle.


Enrique Ramírez, Barco, galerie Michel Rein, rue Washington 51A, 1050 Bruxelles, Belgique.

Jusqu’au 29 février 2020.

À vos agendas:

  • Samedi 22 février à 15h: Enrique Ramírez en conversation avec Marie Papazoglou, galerie Michel Rein, Bruxelles.

  • Prix Marcel Duchamp 2020: Alice Anderson, Hicham Berrada, Kapwani Kiwanga, Enrique Ramírez, Centre Pompidou, paris. vernissage le mardi 6 octobre 2020. Annonce du lauréat prévue le lundi 19 octobre 2020. exposition jusqu’au 4 janvier 2021.

Copyright © 2020, Zoé Schreiber

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September 12, 2023 / Zoé Schreiber

 

'Love.Hate.Debate. Start a Conversation with the ING collection', ING Art Center

Daniel Buren, 1 Element, 1991

Daniel Buren, 1 Element, 1991

Qu’est-ce qu’une collection? Comment la montrer? Comment réduire la distance entre l’œuvre et le spectateur? Comment décomplexer le public face à l’art contemporain? Comment aider le visiteur à s’approprier ce qu’il voit? Comment éveiller sa curiosité? Love. Hate. Debate. Start a conversation with the ING Collection se donne pour mission de relever le défi posé par cette liste de questions, liste indicative certes mais loin d’être exhaustive.

La collection ING voit le jour au début des années 60 sous l’impulsion du baron Léon Lambert (le président et administrateur jusqu’en 1987 de la Banque Bruxelles Lambert, qui deviendra en 1998 la banque ING) et se calque sur le modèle de la collection de la Chase Manhattan Bank, initiée en 1959 à New York par David Rockefeller. Grand collectionneur d’art à titre personnel, le baron Lambert a toujours voulu partager son appétence artistique avec ses employés et avec les clients de la banque et montrer “combien étroitement les affaires et l’art peuvent être associés”. Aujourd’hui, riche de plus de 2500 œuvres, la collection ING belge est une collection vivante qui ne cesse de s’agrandir et qui ne se cantonne pas à une époque, à une zone géographique ou à un médium en particulier.

L’exposition Love. Hate. Debate. Start a conversation with the ING Collection rassemble une soixantaine d’oeuvres issues de la collection de la banque. Réunies pour la toute première fois dans une exposition dédiée, les oeuvres présentées quittent ainsi temporairement le bâtiment moderniste de l’avenue Marnix (le siège bruxellois de l’institution financière conçu dans les années 60 par l’architecte américain Gordon Bunshaft) pour investir les cimaises de l’ING Art Center.

Gabriel Orozco, Atomist: Double Stump, 1996

Gabriel Orozco, Atomist: Double Stump, 1996

D’entrée de jeu, Michelangelo Pistoletto convie le spectateur dans son tableau-miroir et le renvoie à sa propre image. Le tableau côtoie une composition de vignettes en noir et blanc où le duo d’artistes britanniques Gilbert and George se met en scène dans un appartement délabré et une colonne d’Arnaldo Pomodoro... Le regard se promène et on ne peut que se rendre à l’évidence: le parcours s’annonce surprenant...

Si d’aucuns seront décontenancés par l’absence de réel fil conducteur, la banderole déployée à l’entrée se veut rassurante: “Ceci n’est pas une exposition. Et vous n’êtes pas un simple visiteur, ... ceci est un lieu dédié à l’art, qui n’existe que par vos yeux. Ceci est un lieu ouvert au débat, qui n’existe que par votre voix.” L’accent est mis sur la place du ressenti dans la “rencontre” avec une oeuvre d’art et la visite s’articule plutôt autour de rapprochements formels et thématiques. Le visiteur est encouragé à donner libre cours à sa curiosité et à laisser ses pas le guider. S’il n’y a pas de parcours linéaire, chaque œuvre est légendée par son cartel qui ne se contente pas de détailler la démarche de l’artiste mais qui soulève chaque fois une question pour inviter le visiteur à s’interroger sur ce qu’il voit. 

“Êtes-vous prêt à accueillir l’inattendu?”, “Peut-on saisir la vie telle qu’elle se vit?”, “réalité ou illusion?”, “l’art est-il une question de création ou de transformation?”, “l’art se cache-t-il dans la banalité ou l’art est-il précisément aussi banal que la vie quotidienne elle-même?” voici quelques-unes des interrogations soulevées par les oeuvres présentées.

Au coeur de l’exposition, l’installation vidéo de Pierre Bismuth rappelle que les premiers “bénéficiaires” de la collection sont les salariés de l’entreprise. “Un des enjeux de la mise en valeur de la collection ING au sein du siège de la banque à Bruxelles a été de réfléchir à la relation très particulière entre les employés et les oeuvres. Comment valoriser la collection auprès d’un public à la fois en contact quotidien avec les oeuvres sans pourtant avoir choisi de s’y intéresser?” explique l’artiste. Il a attribué de façon aléatoire aux participants à son projet interactif Coll/nnection (2014) une oeuvre d’art de la collection et les a interrogés sur comment leurs “premières impressions” de ladite oeuvre ont évolué au fil du temps. Leurs témoignages nous éclairent non seulement sur la valorisation de l’art contemporain dans l’entreprise mais aussi sur comment côtoyer des oeuvres d’art au quotidien améliore le cadre de vie et de travail.

Nombreux et variés sont les artistes exposés et je me contenterai d'en mentionner certains… Des œuvres d’artistes “historiques” tels Constantin Permeke, Henri Moore, Marcel Broodthaers et Piet Mondrian pour ne citer qu’eux, sont juxtaposées à celles des artistes Robert Rauschenberg ou de John Baldessari, dont on a appris la disparition en ce début d’année.

Une sculpture d’un homme atomisé de Anthony Gormley dialogue avec des photographies de Thomas Ruff et d’Andreas Gursky. Rosemarie Trockel, Allan McCollum ou encore Mona Hatoum tiennent compagnie aux plasticiens belges, Pierre Alechinsky, Michel François et Ann Veronica Janssens. 

L’installation-photo murale de Christian Boltanski questionne ce qui différencie criminels et gens ordinaires. L’artiste français, dont la rétrospective est à découvrir en ce moment au Centre Pompidou à Paris, rassemble des clichés amateurs tirés d’un album photo datant de la seconde guerre mondiale. Ces instants volés à première vue banals et anodins (repas en famille, anniversaires...) cachent une histoire plus sombre quand on apprend que les hommes et femmes photographiés sont des soldats de la Wehrmacht et des officiers de la SS…

Changement d’atmosphère au sous-sol… Les salles plongées dans l’obscurité accueillent des installations sculpturales, sonores et vidéo. Dans son court-métrage intitulé Profitability (2017) filmé dans une agence ING de Gand, Ariane Loze fait une satire du monde du travail et du jargon de l’entreprise. L’artiste se dédouble et se glisse dans la peau des divers personnages qu’elle incarne et parodie les valeurs de performance et de rentabilité et les rituels (réunions, présentations…) associés au domaine professionnel. Dans le couloir étriqué qui enveloppe l’ancienne salle des coffres, un panneau en feuille d’or de Cadine Navarro interroge la notion même de valeur. L’accrochage soulève également l’épineuse et très actuelle question du statut de l’auteur: peut-on dissocier l’artiste de son oeuvre? Signé du photographe américain Nicholas Nixon, accusé en 2018 de harcèlement sexuel, la série de photos The Brown Sisters documente le passage du temps et dresse le portrait d’une fratrie sur 45 ans…

Les conversations que l’exposition Love.Hate.Debate. inspire démontrent si besoin est, que l’art permet non seulement une expérience de la beauté mais constitue aussi un tremplin vers d’autres thématiques, un horizon vers d’autres façons de voir le monde qui nous entoure. L’expérience est par essence éphémère et ne dure que le temps de la visite mais elle est mémorable dans la mesure où elle nous invite à repenser notre rapport à l’œuvre d’art.


Love. Hate. Debate. Start a conversation with the ING Collection
, ING Art Center, Place Royale 6, 1000 Bruxelles, Belgique.

Jusqu’au 15 mars 2020.

Copyright © 2020, Zoé Schreiber


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May 19, 2020 / Zoé Schreiber

 

Martin Kippenberger, 'Bitteschön Dankeschön. A Retrospektive', Bundeskunsthalle Bonn

"Le mot artiste est trop limité: un artiste est ceci et cela, il doit représenter ceci et cela. Tu peux l’interroger sur sa spécialité. Moi je n’en ai aucune." — Martin Kippenberger

Martin Kippenberger (1953-1997), l’enfant terrible de la scène artistique ouest-allemande, est mis à l’honneur par la Bundeskunsthalle de Bonn. 

Résumer l’oeuvre protéiforme et prolifique de cet artiste touche-à-tout relève du défi… Martin Kippenberger a porté une multitude de casquettes de son vivant. Il s’est essayé à toutes les disciplines et son art transcende toutes les catégories. La rétrospective propose une immersion foisonnante dans l’univers de celui qui s’est adonné à la peinture, à la sculpture, au dessin, à l’installation, à la gravure, au graphisme, à l’édition, à la musique… 

Martin Kippenberger. Bitteschön Dankeschön. A Retrospektive. Bundeskunsthalle Bonn, vue d’exposition.

Martin Kippenberger. Bitteschön Dankeschön. A Retrospektive. Bundeskunsthalle Bonn, vue d’exposition.

L’inclassable Kippenberger, “Kippi” pour les intimes, a emprunté à toutes les écoles et réinterprété les codes picturaux des courants artistiques majeurs de son temps (le réalisme, l’expressionnisme, le minimalisme, l’art conceptuel…). Il a réfuté, non sans humour et goût pour l’ironie et la provocation, l’idée selon laquelle pour “réussir” un artiste devait se cantonner à une esthétique particulière. Anticonformiste, il évolue dans le sillage de ses aînés Joseph Beuys, Gerhard Richter, Sigmar Polke, Anselm Kiefer et Georg Baselitz et s’oppose au néo-expressionnisme abstrait des Nouveaux Fauves. Sa stratégie stylistique est précisément de....... ne pas en avoir! Comme il l’expliquait avec franchise: “J’ai imité tous les styles sans jamais les copier. [...] Trouver mon propre style, cela me bloquait. Jusqu’au moment où j’ai réalisé que le fait de ne pas avoir de style en était un.

D’entrée de jeu, dans le foyer même du musée, une constellation d’affiches et de posters sert de mise en bouche et propose un résumé condensé de deux décennies d’(hyper)activité. La carrière de Martin Kippenberger a été fulgurante et son parcours météorique. Il voit le jour en 1953 à Dortmund en Allemagne de l’Ouest, au lendemain de la seconde guerre mondiale. S’il se destine d’abord à une carrière d’acteur, il étudie à l’école des Beaux-Arts d’Hambourg (1972), séjourne à Florence et s’établit ensuite à Berlin-Ouest où il s’improvise artiste-musicien-entrepreneur. Il dirige la salle de concerts punk SO.36 (qui accueillera le chanteur Iggy Pop en son temps) et organise des expositions sous la houlette du “Kippenberger Burö” (1978), une entité qui lui permet non seulement d’exposer de jeunes artistes mais aussi de recruter assistants et collaborateurs. Kippenberger a le goût du spectacle, de la mise en scène, de la performance et de la débauche. Voyageur nomade, il a vécu dans de nombreuses villes (Cologne, New York, L.A., Séville, Paris…), collectionné les oeuvres de ses contemporains (celles des artistes allemands Werner Büttner et Albert Oehlen entre autres) et fondé un musée d’art moderne (1993) à Syros en Grèce… Il a consacré sa vie à son art et son art à sa vie. Ses excès ont eu raison de sa santé et il meurt à Vienne, foudroyé par un cancer à l’âge de 44 ans. 

Martin Kippenberger. Bitteschön Dankeschön. A Retrospektive. Bundeskunsthalle Bonn, vue d’exposition.

Martin Kippenberger. Bitteschön Dankeschön. A Retrospektive. Bundeskunsthalle Bonn, vue d’exposition.

Intitulée Martin KippenbergerBitteschön. Dankeschön. Eine Retrospektive (Martin Kippenberger. S’il vous plaît. Merci. Une rétrospective), l’exposition rassemble plus de 350 oeuvres et illustre comment Martin Kippenberger, l’un des artistes les plus marquants et les plus complexes de la génération post-Beuys, n’a eu de cesse de questioner la nature de l’art et la place de l’artiste dans la société. Dans une des premières salles, on découvre l’une de ses oeuvres fondatrices, un pastiche du travail de Gerhard Richter qu’il détourne en une cinquantaine de toiles de 50cm x 60cm (Uno di voi, un tedesco in Firenze, ou Un d’entre vous, un allemand à Florence, 1976-77). Inspirée de cartes postales touristiques et de clichés réalisés pendant son séjour à Florence, la grille d’images disparates (intérieurs d’hotel, tableaux de la Renaissance, passants, gros-plans…) préfigure les onglets de nos “albums” photos numériques. 

Martin Kippenberger, One of You, a German in Florence, 1976/77, oil on canvas, Friedrich Christian Flick Collection im Hamburger Bahnhof, Berlin

Martin Kippenberger, One of You, a German in Florence, 1976/77, oil on canvas, Friedrich Christian Flick Collection im Hamburger Bahnhof, Berlin

On se rend rapidement compte que plusieurs oeuvres présentées au fil de la rétrospective sont des auto-portraits détournés qui lui permettent d’interroger l’hypocrisie de la société. Confronté à la critique d’aucuns - le critique allemand Wolfgang Max Faust pour ne citer que lui - qui l’accusent de misogynie, de racisme voire de néo-nazisme, Kippenberger met en scène son repentir en créant une série de sculptures figuratives en résine (Martin, ab in die Ecke und schäm Dich, (Martin, Au coin, Tu devrais avoir honte), 1989) qui le représente seul, dos tourné au visiteur, en écolier puni relégué dans un coin, la tête remplie de mégots. L’autoportrait lui permet aussi d’interroger son propre rôle d’artiste et, dans une de ses séries, il s’inspire des photographies de Picasso en slip de David Douglas Duncan pour exhiber sans complaisance son corps vieillissant en sous-vêtements blancs. La palette de ses peintures est colorée, le tracé rapide et viscéral. Peu de temps avant son décès, il peint Le radeau de la méduse (1996), une série d’auto-portraits inspirée du célèbre tableau éponyme de Théodore Géricault.

La visite permet de découvrir une autre série majeure et emblématique intitulée Lieber Maler, Male Mir, (Cher peintre, peins pour moi) 1981. Ici, Martin Kippenberger innove et délègue la réalisation des peintures photo-réalistes à un dénommé Herr Werner, un peintre professionnel d’affiches de cinéma. Il lui soumet les images de référence et lui donne les instructions. L’artiste s’amuse à s’immiscer dans certains tableaux (l’homme au manteau en fourrure et au chapeau de cowboy qui prend la pose devant un mur placardé d’affiches célébrant les 30 ans de la DDR et du mot “SOUVENIRS” n’est autre que lui). En endossant à la fois le rôle de commanditaire, de sujet et d’auteur des oeuvres sans pour autant “mettre la main à la pâte" et en être le créateur, il remet en question les notions d’originalité et le statut de l’œuvre d’art.

Dans une autre salle, un tableau nous propulse à l’intérieur du Paris Bar, un bar berlinois prisé par les oiseaux de nuit de la scène artistique de l’époque dont il était l’un des piliers. Quelques uns de ses lampadaires pour ivrognes (Street Lamp for Drunks) jalonnent de ci, de là le parcours. Bitteschön Dankeschön fait aussi la part belle à ses livres d’artistes et aux dessins, réalisés sur le papier à en-tête des nombreux hôtels où il séjourne.

Paris Bar 1991, 1993, Oil on canvas, Pinault Collection

Paris Bar 1991, 1993, Oil on canvas, Pinault Collection

Martin Kippenberger. Bitteschön Dankeschön. A Retrospektive. Bundeskunsthalle Bonn, vue d’exposition.

Martin Kippenberger. Bitteschön Dankeschön. A Retrospektive. Bundeskunsthalle Bonn, vue d’exposition.

Le parcours de la rétrospective est un parcours en boucle et l'entrée et la sortie oblige le visiteur à emprunter une seule et même porte. Au-dessus de l'embrasure de ladite porte, quelques unes des sculptures controversées de la série Fred the Frog (1990) représentent l'avatar amphibien de l'artiste, une grenouille crucifiée, un verre de bière à la main et un oeuf au plat sur la tête…

Martin Kippenberger. Bitteschön Dankeschön. A Retrospektive. Bundeskunsthalle Bonn, vue d’exposition.

Martin Kippenberger. Bitteschön Dankeschön. A Retrospektive. Bundeskunsthalle Bonn, vue d’exposition.

A l’instar d’une boule à facettes, la production artistique de Martin Kippenberger a rayonné dans toutes les directions. En raison de l’absence de “signature” visuelle caractéristique, la rétrospective se dévoile comme un patch-work d’impressions sensorielles et esthétiques éparses. Il s’en dégage pour fil rouge, la vision et l’énergie trépidante et tourmentée de cet artiste hors pair. Pour conclure, je lui laisserai la parole, lui qui disait que “ne rien comprendre est toujours mieux que rien du tout.”

Martin Kippenberger, 'Bitteschön Dankeschön. A Retrospektive', Bundeskunsthalle Bonn, Helmut-Kohl-Allee 4, 53113 Bonn, Allemagne. Jusqu’au 16 février 2020.

Copyright © 2019, Zoé Schreiber