Ellen Gallagher with Edgar Cleijne, 'Liquid Intelligence', WIELS

Ellen Gallagher & Edgar Cleijne, detail of Highway Gothic, 2017. Installation view, WIELS, 2019

Ellen Gallagher & Edgar Cleijne, detail of Highway Gothic, 2017. Installation view, WIELS, 2019

La mer est l’Histoire" écrivait le poète Derek Walcott (1930-2017), une métaphore qui lie le monde aquatique à la mémoire, deux thèmes chers à l'artiste américaine Ellen Gallagher dont le travail est mis à l’honneur au WIELS. 

Intitulée Liquid Intelligence, l'exposition proposée par Dirk Snauwaert regroupe une vingtaine de ses œuvres et deux installations audiovisuelles réalisées en collaboration avec le photographe et vidéaste hollandais Edgar Cleijne. La visite permet d'appréhender la pratique protéiforme de cette plasticienne basée entre New York et Rotterdam et de se plonger dans son univers visuel hybride, influencé tant par l’art abstrait et le modernisme que par la science-fiction et l’histoire culturelle afro-américaine. 

Liquid Intelligence, Ellen Gallagher with Edgar Cleijne, WIELS, exhibition view. Image courtesy: WIELS

Liquid Intelligence, Ellen Gallagher with Edgar Cleijne, WIELS, exhibition view. Image courtesy: WIELS

Née en 1965 d’une mère irlandaise et d’un père cap-verdien, Ellen Gallagher étudie l’écriture créative avant de s’orienter vers les arts visuels. Dans le courant des années 90, sa série de peintures où fourmillent yeux exorbités et lèvres charnues la propulse sur le devant de la scène artistique américaine.

Ces tableaux qui font allusion aux caricatures racistes des "minstrel shows" et du "blackface" ne figurent pas dans l’exposition du WIELS mais on retrouve le thème des yeux dans DeLuxe (2004-2005), un portfolio iconique de soixante estampes dans lequel elle retravaille à la gravure, à la peinture et au collage des pages de magazines lifestyle noirs (Ebony, Jet, Sepia) du milieu du XXème siècle. Si les mannequins noirs (souvent absents des publicités dans les autres médias de l’époque) sont ici omniprésents, l’affirmation de soi reste difficile dans une Amérique où les canons de beauté occidentaux sont la référence incontournable. Fascinée par le potentiel de transformation, Ellen Gallagher se penche sur ces anciennes publicités qui vantent perruques, produits éclaircissants et défrisants et affuble ces personnages en quête de beauté de perruques en plasticine jaune par ci, de paillettes et de gélatine par là, elle leur évide les yeux et les métamorphose en êtres monstrueux. Ce faisant, elle déconstruit les stéréotypes ambiants, souligne les ambigüités de la presse "ethnique" et crée une narration en mettant en avant certains mots et en retirant d’autres. 

Ellen Gallagher, detail of DeLuxe, 2004-2005. Image courtesy: WIELS

Ellen Gallagher, detail of DeLuxe, 2004-2005. Image courtesy: WIELS

Parmi les expériences formatrices qui ont jalonné son parcours, elle cite volontiers un voyage d’études océanographiques qui lui a permis d’observer et de dessiner des ptéropodes, ces microorganismes qui nagent au fond des océans. Progressivement sa pratique artistique va se centrer sur la place qu’occupe l’océan Atlantique dans l’imaginaire collectif afro-américain.

Dans un grand tableau aux couleurs pastel (An Ecstatic Draught of Fishes, 2018) réalisé spécialement pour l’exposition, elle évoque un paysage aquatique peuplé d’algues et de coraux. La toile est recouverte de papier ligné collé à même la surface. Les détails sont peints en relief et, au bas de l’œuvre, une sirène qui rappelle la statuaire africaine semble nous attirer vers le fond.

A travers cette œuvre mais aussi dans d’autres collages présentés dans Liquid Intelligence, l’artiste s’empare du mythe de Drexciya, une Atlantide noire imaginée dans les années 90 par le groupe de musique éponyme. Drexciya fait écho à la théorie du Black Atlantic (Paul Gilroy) selon laquelle l’océan Atlantique est un lieu de mémoire de la diaspora africaine. Ellen Gallagher s’appuie sur cette construction imaginaire et la représente dans son travail. Elle explore la possibilité d’un monde subaquatique fantastique où vivrait un peuple mythologique constitué des descendants des esclaves jetés par dessus bord lors du "Passage du Milieu", la traversée transatlantique qui les menait de l’Afrique à l’Amérique.

Liquid Intelligence, Ellen Gallagher with Edgar Cleijne, WIELS, vue d’exposition. Photo: Zoé Schreiber

Liquid Intelligence, Ellen Gallagher with Edgar Cleijne, WIELS, vue d’exposition. Photo: Zoé Schreiber

Dans Watery Ecstatic (2001-), elle s'inspire du scrimshaw (l’artisanat développé au XIXème siècle par les marins baleiniers qui consiste à embellir les os et les dents de mammifères marins en y incrustant des motifs divers) et grave au scalpel un papier aquarelle épais pour y faire émerger des créatures anthropomorphes.

Ses Black Paintings revisitent, à l’instar d’Ad Reinhardt et de Pierre Soulages, la tradition picturale du monochrome noir. La série de quatre toiles intitulées Niggers Battling in a Cave (2016) fait référence à une inscription manuscrite découverte il y a peu lors de la restauration du Carré Noir de Malevitch. Les collages qui composent les tableaux sont appliqués à même la toile et sont ensuite enduits d’un émail noir jais. Le rendu à la fois opaque et réfléchissant suggère les eaux souillées par les marées noires. Fragments de texte et morceaux de papier journal émergent de ci de là et laissent imaginer que, tout comme l’océan, ces tableaux à l’opacité abyssale, recèlent des récits inachevés.

En fin de visite, les deux installations cinématographiques sont le fruit de sa collaboration avec Edgar Cleijne. Highway Gothic (2017) propose une réflexion sur l’impact écologique et culturel pernicieux de l’autoroute qui traverse le delta du Mississippi et un quartier à majorité noire de la Nouvelle-Orléans. Des bannières en cyanotype structurent la salle et certaines font office d’écran. La pulsation de la musique retentit de façon intermittente, les paysages défilent et au détour d’une image, un homme seul vient à notre rencontre.

Edgar Cleijne & Ellen Gallagher, installation view Highway Gothic, 2017, 16 mm film still. WIELS, 2019

Edgar Cleijne & Ellen Gallagher, installation view Highway Gothic, 2017, 16 mm film still. WIELS, 2019

Dans Osedax (2010), une installation immersive, Ellen Gallagher et Edgar Cleijne illustrent la "chute de baleines", un phénomène scientifique qui entraîne les carcasses de cétacés vers le plancher océanique où elles sont dévorées par les charognards et les vers osedax. Le bruit du projecteur 16mm et de celui du projecteur de diapositives rappelle l’intensité sonore des fonds marins et nous plonge littéralement “vingt mille lieues sous les mers".

En guise de conclusion, je me permets à nouveau de citer les vers de Derek Walcott et le laisse répondre aux interrogations posées par l'exposition:

« Où sont vos monuments, vos batailles, vos martyrs?
Où est votre mémoire tribale? Messieurs,
dans ce gris coffre-fort. La mer. La mer
les a enfermés. La mer est l’Histoire. »


Ellen Gallagher with Edgar Cleijne, ‘Liquid Intelligence’, WIELS Contemporary Art Centre, Avenue Van Volxem 354, B-1190 Bruxelles, Belgique. Jusqu’au 28 avril 2019.

À vos agendas!


Copyright © 2019, Zoé Schreiber