'Eldorama', Le Tripostal, Lille

La quête de l’Eldorado fascine et éveille l’imaginaire. Ce mythe évocateur sert de fil rouge à Eldorama, l’exposition collective que nous propose Le Tripostal.

Conçu par Jérome Sans et Jean-Max Colard en collaboration avec Isabelle Bernini, l’accrochage s’étend sur plusieurs étages et s’articule, tel un triptyque, autour de trois axes (“Les Mondes rêvés”, “La Ruée” et “Nouveaux Eldorados”). Désir d’ailleurs et d’évasion, recherche d’une vie meilleure, mirages et désillusions... Eldorama "met en scène l’aventure universelle de tous les eldorados qui font se déplacer et se mouvoir des individus et des peuples.

Claire Tabouret, Tired Gold Miner (red), 2017 (detail)

Claire Tabouret, Tired Gold Miner (red), 2017 (detail)

En cette période estivale, l’invitation au voyage est irrésistible et la quarantaine d’artistes exposés viennent des quatre coins du monde. On y découvre des œuvres du belge Francis Alÿs, du duo d’artistes turc :mentalKLINIK, de la peintre française Claire Tabouret, du sculpteur américain Mike Kelley, de la plasticienne mexicaine Teresa Margolles mais aussi de l’artiste franco-marocain Hicham Berrada, du vidéaste thaïlandais Korakrit Arunanondchai et du chinois Liu Xiaodong pour ne citer qu’eux.

Le titre de l’exposition suggère la juxtaposition des mots “eldorado" et “panorama" mais pourrait également faire référence aux dioramas, ces dispositifs "en usage surtout au XIXe siècle, qui, diversement éclairé[s], changeai[en]t d’aspect, de couleur et de forme (…) et donnai[en]t aux spectateurs l’illusion du mouvement.” Bien que des peintures et des photographies soient exposées, Eldorama fait la part belle aux installations filmiques et sculpturales immersives. Au fil des salles, le visiteur est transporté d’un environnement total à un autre et chaque artiste dispose d’un espace non négligeable pour déployer son univers.

Hicham Berrada

Hicham Berrada

La pratique de l’installation voit le jour dans le courant des années 60-70. Les artistes qui s’y adonnent proposent au spectateur une expérience à la fois esthétique et sensorielle. L’installation se décline selon une variété de médiums (sculpture, vidéo, lumière, son…). Elle modifie la perception d'un espace donné et est souvent monumentale.

A l’ère du numérique et des réseaux sociaux, elle est devenue un genre artistique incontournable. Eldorama convoque des œuvres de figures pionnières en la matière. La visite constitue une opportunité rare de faire l’expérience, à la fois magique et désorientante, d’une Infinity Mirror Room de la japonaise Yayoi Kusama et de se laisser surprendre par un personnage grandeur nature du sculpteur hyperréaliste américain Duane Hanson.

L'exposition s’ouvre au rez-de-chaussée avec une installation à l’esthétique kitsch et bling-bling du duo d’artistes indiens Thukral & Tagra. L’oeuvre nous propulse sur un terrain de jeu absurde, un monde parallèle à la palette acidulée, peuplé de portraits d’hommes insérés dans des hublots, de sculptures en forme de trophées démesurés et de téléviseurs diffusant des interviews de femmes trahies. Les apparences sont trompeuses dans le mesure où la première impression de légèreté cache une réalité plus sombre: Match Fixed (2010-2019) évoque le phénomène des mariages arrangés au Punjab où il est courant que des jeunes mariés abandonnent leurs épouses et s’envolent vers des horizons meilleurs après avoir perçu la dot.

Thukral & Tagra, Match Fixed (2010-2019)

Thukral & Tagra, Match Fixed (2010-2019)

Dans la salle suivante, les entrelacs de flux d’énergie qu’Abdelkader Benchamma dessine d’un trait fluide à même les murs dialoguent avec une impressionnante sculpture accrochée au plafond signée de l’artiste chinois Chen Zhen. Composée de 25 mètres de chambres à air de bicyclette et d’une multitude de voitures miniatures, Precipitous Parturition (-1999) gravite telle une épée de Damoclès au-dessus de nos têtes… “Ce corps dragon lance ici le mouvement vers un nouvel eldorado aux accents capitalistes, bouleversant les équilibres écologiques au sens général,” expliquent les curateurs.

Au deuxième étage, une salle est dédiée aux photographies de Ryan McGinley et Ren Hang. Exposées en constellation, les images sont crues, les corps dénudés et l’ensemble renvoie à une conception hédoniste de la jeunesse et de la sexualité. Jonathan Monk et Anna Uddenberg dénoncent quant à eux les travers de l’industrie du voyage et du tourisme de masse.

Il arrive en effet qu’espoir rime avec désenchantement et le prisme socio-politique émaille en filigrane de nombreuses œuvres. Hope (2011-2012), la barque de fortune remplie de sacs poubelles qui compose l'installation coup de poing d’Adel Abdessemed évoque la crise migratoire, "les espoirs échoués" de ceux qui ne survivent pas à la traversée et dont "les rêves meurent en mer" Méditerranée. Alfredo Jaar documente le rude travail des grimperos (chercheurs d'or) de la mine à ciel ouvert de Serra Pelada au nord-est du Brésil. Au troisième étage, le ghanéen Ibrahim Mahama construit un immense mur et remplace les briques par des boîtes en bois de cordonniers.

En fin de parcours, la foi dans le progrès technologique s'impose comme l'ultime eldorado. Wang Yuyang scénographie les premiers pas de l’homme sur la Lune tandis qu’Anne et Patrick Poirier imaginent, tels des auteurs d'un roman d'anticipation, l'abri de fortune des survivants d'une catastrophe écologique fictive.

"Danger Zone", Anne et Patrick Poirier, 2001. (© Maxime Dufour)

"Danger Zone", Anne et Patrick Poirier, 2001. (© Maxime Dufour)

La réflexion sur les “nouveaux eldorados que nous promet notre monde contemporain” réserve bien d’autres surprises. C’est somme toute la question de l’ici et de l’ailleurs, du familier et de l’inconnu, du territoire et des frontières, de l’aspiration à une vie meilleure et du dépassement des limites qu'explore Eldorama. Je laisserai le mot de la fin à Jean-Max Colard, l'un des co-commissaires de l'exposition, selon lequel "la culture aussi constitue un eldorado pour nous tous, ce lieu d'un transport vers des vies améliorées."

Eldorama, Le Tripostal, Avenue Willy Brandt, 59000 Lille, France. Jusqu’au 1er septembre 2019.

Copyright © 2019, Zoé Schreiber