Marcel Broodthaers: A Retrospective, K21 Kunstsammlung NRW, Düsseldorf

Après le MoMa de New-York et le Musée Reina Sofía de Madrid, l'impressionnante rétrospective consacrée à Marcel Broodthaers (1924-1976) a pris ses quartiers au Musée d'Art contemporain K21 de Düsseldorf et vaut vraiment le détour. Elle permet de découvrir le parcours fulgurant (une douzaine d'années à peine) et l'œuvre atypique, originale et déroutante du poète, cinéaste et artiste plasticien belge.

Marcel Broodthaers: A Retrospective, vue de l'exposition, K21, Düsseldorf

Marcel Broodthaers: A Retrospective, vue de l'exposition, K21, Düsseldorf

Inclassable et à la croisée de différents courants artistiques du XXème siècle (dadaïsme, surréalisme, Pop, conceptuel, minimal et Fluxus), Broodthaers est l’une des références incontournables de l’art contemporain. Comme on peut le constater à loisir tout au long de l'exposition, il a toujours cultivé l'humour et la dérision et sa démarche parodique questionne le statut de l'œuvre d'art et les mécanismes qui font qu'elle en devient une.

D'entrée de jeu, la projection en continu d'un de ses films (La clé de l'horloge, un poème cinématographique à l'honneur de Kurt Schwitters, 1957) sert de mise en bouche. Dans la première salle, on apprend qu'après avoir tenté d'embrasser une carrière littéraire et publié quelques recueils de poèmes, il s'est autoproclamé artiste en 1964 en réifiant dans du plâtre une dizaine d'exemplaires invendus de son recueil Pense-Bête. En transformant ses livres en objet esthétique, il a enterré symboliquement sa première "carrière" à quarante ans et, pragmatique, a annoncé ironiquement sur le carton d'invitation de sa première exposition personnelle: "moi aussi je me suis demandé si je pouvais vendre quelque chose et réussir dans la vie".

Marcel Broodthaers, Invitation à Moi aussi, je me suis demandé si je ne pouvais pas vendre quelque chose et réussir dans la vie..., Galerie Saint Laurent, 10-25 Avril, 1964

Marcel Broodthaers, Invitation à Moi aussi, je me suis demandé si je ne pouvais pas vendre quelque chose et réussir dans la vie..., Galerie Saint Laurent, 10-25 Avril, 1964

Dans les salles suivantes sont exposées (certaines dans les caissons originaux du Palais des Beaux-Arts de Bruxelles) les œuvres qui attestent de sa recherche artistique et on peut y découvrir les "tableaux", "sculptures" et installations composés à partir de l'accumulation et de l'assemblage de matériaux insolites dépourvus de valeur intrinsèque. L'objet de consommation devient œuvre d'art et son travail s'assimile à la fois au Pop Art et au "ready-made" de Marcel Duchamp. 

Les moules, les frites et les œufs (mais aussi le charbon, les briques, les bouteilles…) qui définissent la belgitude selon Broodthaers servent d'éléments constitutifs de son travail. Il détourne les éléments du folklore et de la culture alimentaire du plat pays et parodie ainsi les symboles de l’identité nationale et les emblèmes de la Belgique.

Dans Le Lion belge (1968), le félin de l’armoirie du royaume est "servi" dans une poêle et dans Sans Titre (triptyque) (1965-1966), le drapeau tricolore est recouvert de coquilles d’œufs vides par allusion à la vacuité de ce symbole patriotique par excellence.

Marcel Broodthaers, Le lion belge (1968)

Marcel Broodthaers, Le lion belge (1968)

Marcel Broodthaers, Sans titre (triptyque), 1965-1966

Marcel Broodthaers, Sans titre (triptyque), 1965-1966

La critique du nationalisme est poussée à son paroxysme avec Fémur d’homme belge (1964-1965) et Fémur d’une femme française (1965). Comme l’explique la curatrice Cathleen Chaffe dans son essai, Emblems of Authority, publié dans le catalogue de l’exposition: “cette juxtaposition évoque la perte d'individualité, voire la mort, que peut entraîner le patriotisme; les couleurs peintes sur les os rappellent la nationalité des cadavres qui ont jonché le territoire belge tout au long de son histoire militaire.”

Marcel Broodthaers, Fémur d'un homme belge (1964-1965) et Fémur d'une femme française (1965)

Marcel Broodthaers, Fémur d'un homme belge (1964-1965) et Fémur d'une femme française (1965)

Outre les connotations évoquées ci-dessus, il est aussi intéressant de préciser, et cela permet une autre lecture des objets présentés, que pour Broodthaers leur choix n'est pas anodin: il y a la moule et le moule et la moule est fascinante dans la mesure où elle forme elle-même son moule… Les jeux de mots et calembours sont monnaie courante dans le travail du plasticien qui a recours à la métonymie dans nombre de ses œuvres. Le contenant remplace son contenu et la cause son effet... Il en va ainsi des vêtements intégrés à une composition (Maria, 1966) ou accrochés à même l’espace d’exposition (Le costume d’Igitur, 1969), qui, "inhabités" font implicitement référence à leur propriétaire... De même, dans La camera qui regarde (1966), le dispositif de prise de vue est remplacé par les images qui en résultent : ce sont les photographies d’yeux (publicités pour la marque de maquillage Helena Rubinstein) qui, placées dans des pots en verre montées sur un trépied, nous "regardent"...

Au fur et à mesure de la rétrospective, il apparaît comme une évidence que Broodthaers n'a jamais abandonné la dimension poétique dans sa production artistique et que la présence de l'écriture a été permanente. En effet, il se sert des mots pour leur clarté typographique et les intègre dans ses compositions. À titre d'exemple, il les projette dans l'œuvre inspirée de la fable de La Fontaine Le Corbeau et le Renard (1967) et les imprime sur différentes surfaces dans Un coup de dès jamais n'abolira le hasard (1969), un poème de Mallarmé dont la structure est réduite à un hymne visuel.

Broodthaers ne recula ni devant le passé colonial belge (Le problème noir en Belgique, 1963-1964), ni devant la critique des origines impérialistes de l’entreprise muséale. Ainsi, son Jardin d’Hiver (1974), qui associe palmiers et gravures d'époque, fait référence aux expositions universelles… Un film, projeté au sein de l’installation recréée à l'identique dans une salle du K21, montre Broodthaers se promenant avec un chameau emprunté au zoo d'Anvers lors du vernissage de l’exposition au Palais des Beaux-Arts.

En 1968, il fonde et se nomme conservateur de son Musée d'Art Moderne, Département des Aigles et reprend la formulation de son ami René Magritte en apposant, sur chacun des objets exposés, une plaquette expliquant que "Ceci n'est pas une œuvre d'art". Ce musée fictif itinérant, qui connu son apothéose au Kunsthalle de Düsseldorf en 1972, devient humoristique et Broodthaers montre que les connotations des images dépendent du contexte dans lequel elles sont perçues. Il révèle aussi que la représentation d'un objet n'est pas l'objet en soi et prouve que l’œuvre est dans le discours qui la produit plus que dans l’œuvre elle-même. Il anticipe par conséquence la critique institutionnelle et la réflexion sur les rapports entre l'œuvre d'art, le musée et le public. Cette logique est illustrée à merveille dans une des salles du K21 où trône une caisse vide sur laquelle sont projetées des images d'œuvres virtuelles... Les Décors de l'artiste installés dans d'autres salles poursuivent le raisonnement.

Marcel Broodthaers, Projection sur caisse, 1968

Marcel Broodthaers, Projection sur caisse, 1968

Cette ambitieuse rétrospective, dont vous vous doutez que je ne vous ai dévoilé que quelques propositions, ne se visite pas de la même manière qu’une exposition traditionnelle. Elle répertorie l’œuvre d’un artiste unique, qui échappa à tous les dogmes et à toutes les écoles, qui bouscula les idées reçues et les tabous et n'eût de cesse de questionner le rapport entre l'art et l'argent, l'original et la copie, la fiction et le réel.

 

Marcel Broodthaers: A Retrospective, Kunstsammlung Nordrhein Westfalen K21, Ständehausstrasse 1, 40217, Düsseldorf, Allemagne. Jusqu'au 11 Juin 2017.

Copyright © 2017, Zoé Schreiber