Enrique Ramírez, 'Barco', Galerie Michel Rein

Enrique Ramírez, Le grand bleu lointain, 2018, néon, 295 x 350 cm, édition de 3 ex + 2 AP. Courtesy the artist and Michel Rein, Paris/Brussels

Enrique Ramírez, Le grand bleu lointain, 2018, néon, 295 x 350 cm, édition de 3 ex + 2 AP. Courtesy the artist and Michel Rein, Paris/Brussels

L’espace de la galerie Michel Rein baigne dans une lumière bleutée. Une fois le seuil franchi, une barque en néon nous invite à prendre le large et immerge le visiteur dans une ambiance à la fois étrange et feutrée. L’effet visuel est d’autant plus hypnotisant à la tombée de la nuit… Dessiné au néon d’un trait naïf et enfantin, Barco, le bateau, vogue sur l’un des murs et donne le titre à l’exposition d’Enrique Ramírez, artiste chilien nominé au prix Marcel Duchamp 2020.

L’accrochage explore la thématique du voyage et convoque en filigrane l’histoire politique et sociale du Chili. Si dans ses oeuvres précédentes, Enrique Ramírez centrait son travail sur la mer comme métaphore pour penser l’exil et la mémoire, dans Barco son objectif se resserre autour de la symbolique du bateau.

Embarcation onirique par définition, le bateau est omniprésent et, s’il incarne l’invitation au voyage, la promesse d’une aventure ou d’un nouveau départ, il est aussi synonyme de tempête, d’instabilité, voire de naufrage… Enrique Ramírez joue sur cette polysémie et nous livre des impressions pointillistes qui font toutes allusion à la réalité de l’exil et au climat d’incertitude politique et économique qui caractérise son pays d’origine.

Né à Santiago en 1979, Enrique Ramírez y étudie la musique et le cinéma avant d’intégrer Le Fresnoy - Studio National des Arts Contemporains à Tourcoing en France. En 2014, il remporte le prix Découverte des Amis du Palais de Tokyo et participe à la Biennale de Venise en 2017.

Sa fascination pour l’univers marin s’explique tant par son vécu et son histoire personnelle que par la géographie atypique du Chili. Son père est fabricant de voiles pour bateau, un savoir-faire auquel le plasticien fait référence dans sa pratique artistique et notamment dans la vidéo Mar, la fin prévue (2019), que l’on peut découvrir dans le cadre de l’exposition. Enrique Ramírez filme en gros plan sur un fond noir une bobine pour machine à coudre blanche. Le fil se déroule et, avec lui, le mot “mar” (mer), inscrit au feutre indélébile, s’efface progressivement… La vidéo évoque l’atmosphère d’un atelier de confection mais nous parle également du lien à la mer, inscrit au plus profond de la psyché chilienne.

“J’ai besoin de la mer car elle est ma leçon”, écrivait le célèbre poète chilien Pablo Neruda. Avec ses plus de 4000 km de zones côtières, le Chili est un pays longiligne niché entre l’Océan Pacifique et la cordillère des Andes. En raison de l’éloignement géographique, rares étaient les chiliens qui prenaient volontairement la mer. Ils s’exilèrent massivement (plus de 200 000 sur les dix millions que comptait le pays), contraints et forcés, pour des raisons politiques au lendemain du coup d’état militaire de 1973. A l’instar de son compatriote, le cinéaste Patricio Guzmán, Enrique Ramírez s’évertue à raconter dans son travail “une histoire méconnue du Chili, presque effacée” et n’hésite pas à faire référence à la mémoire de l’eau qui a servi de sépulture aux corps des dissidents jetés à la mer sous la dictature du général Pinochet.

Enrique Ramírez, Los hechos reales (Les faits réels), 2016. Image courtesy the artist and Galerie Michel Rein

Enrique Ramírez, Los hechos reales (Les faits réels), 2016. Image courtesy the artist and Galerie Michel Rein

Dans le triptyque intitulé Los hechos reales (Les faits réels), il juxtapose, façon montage cinématographique, trois images et rappelle à notre souvenir les tristement célèbres zoos humains et le sort réservé aux populations autochtones du Chili. Au centre, une image d’archive documente un fait historique: en 1889, neuf indiens Kawesqar (habitants de la Terre de Feu, île de l’extrême Sud du Chili et de l’Argentine) sont arrachés contre leur gré à leur terre par l’entrepreneur Maurice Maître. La photographie, prise au Jardin d’acclimatation de Paris où ils ont été exhibés comme des “sauvages”, raconte le rapport de force et la violence du regard colonial. Seuls quelques-uns des fuégiens ont survécu à cette migration forcée et la photo de droite est celle de l’une de leurs descendantes. La femme est face à la mer, dos à la camera et elle regarde au loin vers l’horizon. Le cliché commémore le rapatriement des restes humains des cinq Kawesqars “conservés” jusqu’en 2010 dans les collections du département d’anthropologie de l’université de Zurich. La photo de gauche quant à elle montre une main brandissant, tel un talisman, une pierre dont la forme suggère celle du continent sud-américain. En faisant le pont entre le passé et le présent, ce triptyque évoque le combat que mènent encore à ce jour les populations indigènes pour obtenir la reconnaissance de leurs droits et la restitution de leurs terres ancestrales.

Enrique Ramírez nous donne à voir son Amérique latine sous la forme d'un récipient d'eau douce qui, tel un radeau navigue symboliquement sur un fond de couleur rouge, couleur de feu et de sang, couleur de vie et de mort... Le continent sud-américain, dont les façades maritimes sont ouvertes tant sur l'océan Pacifique que sur l'océan Atlantique, recèle 27% des ressources d'eau douce de la planète et est une “arche de Noé de la biodiversité” qu'il faut à tout prix protéger. Au mur, l’ébauche d’un paysage imaginaire réalisé à partir de morceaux de tissus, d’un flotteur de pêche et d’une plaque de cuivre, l’or rouge de l’économie chilienne.

Enfin, dans A la recherche du vent perdu sur bateau n°2 (2018), l’artiste joue sur deux registres en représentant à la fois une bouteille que l’on se plait à imaginer à la mer et un voilier en bouteille au dessus duquel flotte un drapeau, une allégorie du monde d’aujourd’hui perpétuellement en quête de sens.

L’exposition Barco permet à Enrique Ramírez d’explorer une nouvelle fois les thématiques qui lui sont chères et de se pencher de manière sensible et symbolique sur les enjeux et les défis idéologiques, politiques et sociétaux du XXIème siècle.


Enrique Ramírez, Barco, galerie Michel Rein, rue Washington 51A, 1050 Bruxelles, Belgique.

Jusqu’au 29 février 2020.

À vos agendas:

  • Samedi 22 février à 15h: Enrique Ramírez en conversation avec Marie Papazoglou, galerie Michel Rein, Bruxelles.

  • Prix Marcel Duchamp 2020: Alice Anderson, Hicham Berrada, Kapwani Kiwanga, Enrique Ramírez, Centre Pompidou, paris. vernissage le mardi 6 octobre 2020. Annonce du lauréat prévue le lundi 19 octobre 2020. exposition jusqu’au 4 janvier 2021.

Copyright © 2020, Zoé Schreiber

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